Politique ou gestion ? La participation vue du Brésil

Par Paul Cary

L’introduction du numéro me semble intéressante et bienvenue pour alimenter la réflexion sur les pratiques délibératives. Je me propose de réagir ici en deux temps. D’abord, en faisant quelques réflexions d’ordre général sur cette introduction, dans les limites d’une certaine méconnaissance, en tant que sociologue, de la méthode historique. Ensuite, comme j’ai notamment étudié des expériences participatives au Brésil, en particulier le budget participatif de Recife (Cary, 2005), en analysant l’expérience de la participation à la brésilienne au regard des différents points soulignés dans la seconde partie de l’introduction (raisons, formes, acteurs et effets de la participation).

Révolution, rhétorique et comparaisons

L’introduction m’inspire trois interrogations principales. J’ai d’abord été surpris par la faible présence de l’idée de révolution, parfois évoquée en filigranes, mais jamais au cœur de votre réflexion. Or, il me semble que chez certains « grands penseurs » de la démocratie et des assemblées, cette idée est fondamentale. Je pense à Hannah Arendt (2001) avec sa réflexion sur les conseils ouvriers hongrois et sur le politique comme agir collectif, à Cornélius Castoriadis (1975) et à son insistance sur le moment grec dans la capacité d’une société à s’auto-instituer, ou encore à Claude Lefort (1986) dans ses analyses du politique comme institution du social. L’idée de révolution prend généralement le terme, beaucoup plus en vogue dans les années 1960-1970, d’auto-institution de la société (ou de dynamiques instituantes : l’instituant contre l’institué) et, au sein des expériences révolutionnaires du 20e siècle, il me semble que si le modèle grec fait figure de référence (au sens des modèles d’assemblée), les expériences révolutionnaires sont également débattues (comme la Commune, puis la guerre d’Espagne) notamment pour l’inspiration pratique des mouvements sociaux, lors des assemblées générales. Bref, le dialogue sociologie / histoire que vous mettez en œuvre me semble remplacer ici le dialogue philosophie / sociologie / histoire, qui était très fécond à l’époque. Il serait intéressant d’analyser les facteurs ayant conduit à cette disparition.

Second point, et je rejoins Bernard Manin dans la conclusion de l’entretien-postface au numéro, il me semble que la question de la rhétorique (les fameux sophistes de Platon) pourrait être développée davantage. Elle apparait, certes, dans le texte de Noémie Villacèque, avec la référence au théâtre ; elle est également au cœur de la question des kessha japonaises traitée par Satoru Aonuma. Pour autant, vous n’en faites pas une réflexion décisive. La teneur des discours, leur contenu, sont souvent les oubliés des études (certes, ils ne sont pas toujours transcrits) : on voit que Périclès ou Gambetta ont convaincu leur auditoire, mais on ne sait pas nécessairement grand-chose sur leurs formes d’argumentation. Par exemple dans les assemblées du Budget participatif de Recife que j’ai observées, au moment des discours, entre ceux qui argumentent sur leurs propres luttes (c’est le peuple qui exerce ses droits) et ceux qui remercient le maire pour son action, le registre d’argumentation est parfois très révélateur. Je me rappelle également de discours « hypnotisants » du président Luiz Inacio Lula da Silva, capable d’électriser la foule grâce à sa capacité à parler directement au peuple lors de meetings, oubliant ses notes pour se lancer dans de longues improvisations marquées par une forme de sincérité que trahit l’émotion de sa voix. Bref, l’étude de la rhétorique me semble un point non négligeable, qui gagnerait à être développé à l’avenir.

Enfin, mais c’est là davantage une question, il m’intéresserait d’en savoir davantage sur la « méthode » qui permettrait une comparaison rigoureuse. Les expériences présentées ne sont pas totalement reproductibles, même si l’esprit humain voit ses possibilités limitées par un certain nombre d’impondérables, par exemple d’ordre pratique et spatial (d’où la pratique d’assemblée pour que les idées et les arguments circulent[1]). Il me semble sur ce point que la mise en parallèle ou la mise en abyme sont des points de vue tout à fait défendables et c’est largement ce que vous faites. On pourrait dire que comparer simultanément des concepts (sous le même nom, des contenus très différents) et des contextes est une vraie stratégie d’enquête, dans laquelle il ne faut pas sous-estimer la question des différences, qui sont tout à fait structurantes. Autre difficulté, qui me semble-t-il a pu s’accélérer avec la diffusion par les Institutions internationales (Banque Mondiale, ONU, etc.) des « bonnes pratiques » : les modèles ont beaucoup circulé au travers des siècles avec de multiples interprétations et exégèses. C’est aujourd’hui évident autour des questions de bonne gouvernance dans les métropoles, avec l’implication de la « société civile ».

Sur la participation au Brésil

Passons au cas brésilien, qui peut permettre une mise en parallèle féconde. En lisant vos textes, j’ai eu le loisir de faire constamment des rapprochements avec mes propres observations de terrain. J’oscillerai ici entre des considérations particulières (liées au cas de Recife, capitale du Pernambouco, ville gouvernée par le Parti des Travailleurs de 2001 à 2012), et d’autres plus générales. Soulignons d’abord que l’histoire de la participation au Brésil doit être comprise dans une histoire politique spécifique, de laquelle on ne saurait oublier, entre autres, l’importance de la domination des propriétaires fonciers, le caractère récent de la démocratie, d’ailleurs oligarchique dans ses premiers temps et le maintien d’une forte tradition clientéliste.

A Recife, les premières expériences participatives dans les politiques municipales datent des années 1950 avec la pratique des audiences publiques et des déplacements dans les quartiers populaires des maires de l’époque, Miguel Arraes et Pelópidas da Silveira, les premiers à se tourner spécifiquement vers les classes populaires (incitation à la structuration d’associations d’habitants). Ces deux maires conserveront un très fort prestige, même pendant la période de la dictature : ainsi, Miguel Arraes sera élu gouverneur du Pernambouco lors des élections libres suivant son retour d’exil.

La participation « contemporaine » va naître, pour sa part, d’abord des injonctions des institutions internationales (et particulièrement de la Banque Mondiale). Il est intéressant de voir que c’est un maire nommé par la dictature, Gustavo Krause, qui va lancer le processus de participation et de protection des aires pauvres, afin que la ville soit éligible aux financements de cette institution. D’autre part, cette participation s’inscrit dans le contexte de redémocratisation brésilien : il s’agit, au début des années 1980, après les 20 ans de dictature, de prêter davantage l’oreille aux revendications des pauvres, actifs au travers des mouvements sociaux et des luttes urbaines. Cela va trouver des applications à l’échelle nationale (dans différents Conseils thématiques issus de la Nouvelle Constitution) et locale, d’autant plus que pour certains partis, comme le Parti des Travailleurs, l’association des populations aux décisions est une ligne de campagne électorale. Pour autant, il est impossible de voir, notamment dans les budgets participatifs, un mouvement social institutionnalisé : c’est bien une approche top down qui a dominé, avec une impulsion donnée par le pouvoir exécutif. Enfin, s’ajoutent assez vite des perspectives stratégiques liées aux institutions locales. L’idée de Conseils ouvriers, défendue notamment par les trotskistes du Parti des Travailleurs (Gret et Sintomer, 2002), et qui inspirera les budgets participatifs, apparaît comme trop restreinte alors qu’il s’agit de gagner une base d’appui étendue et légitime, notamment pour aller à l’encontre du système de représentation politique brésilien qui fait des conseillers municipaux (vereadores) des acteurs-clés. Élus avec un nombre assez faible de voix, ces derniers tendent à favoriser des actions concrètes dans les quelques zones qu’ils écument lorsqu’ils sont en campagne. Ainsi, pour passer outre leur vive opposition  au budget participatif, il importe de montrer une forte légitimité populaire, qui s’exprimera notamment par le nombre et la diversité (recherchée) des participants aux assemblées du budget participatif.

Revenons aux quatre thématiques évoquées dans l’introduction. Que peut-on dire, d’abord, des raisons de la participation à la brésilienne ? J’ai déjà en partie répondu ci-dessus. Dans votre texte, vous soulignez souvent l’importance « d’approfondir la démocratie » ou de « pacifier les conflits » (p. 22). Au Brésil, c’est indiscutablement l’idée de « réserver » des espaces de participation politique aux classes populaires, dans une perspective d’approfondissement de la démocratie, qui se détache.

Sur les acteurs de la participation, du moins à Recife, on note d’abord que les mobilisations se font beaucoup autour d’enjeux territoriaux. Ainsi, lorsqu’un groupe local (par exemple, une association d’habitants) considère comme une priorité d’asphalter une rue ou d’implanter un poste de santé, les associations locales vont faire du porte-à-porte pour inciter les habitants à se déplacer à la plénière. La participation des habitants d’un territoire va donc fortement varier en fonction des enjeux. On voit également que se développe une participation spécifique : les femmes sont légèrement majoritaires ; les catégories populaires sont fortement représentées, comme l’ont d’ailleurs confirmé d’autres observateurs (Marquetti, 2002). On constate par ailleurs que la participation se fait largement en groupe : on ne vient que rarement seul aux assemblées, comme citoyen dénué d’appartenances. Pour l’exécutif municipal, le groupe doit d’ailleurs être consolidé par le processus de mobilisation, l’idée étant que le budget participatif renforce la cohérence et l’interconnaissance des citoyens mobilisés. Enfin, il faut noter la forte implication du personnel de l’exécutif municipal. Sur les douze dernières années, le Parti des Travailleurs a fortement investi le budget participatif, notamment pour animer les séances ou accompagner les associations.

Cette procédure a fait l’objet d’ajustement récents : afin de toucher davantage les classes moyennes, le vote électronique a été mis en place et la procédure a été simplifiée (par exemple, on ne vote plus sur des thématiques mais sur des travaux concrets). Ainsi, alors que dans les premières années, il s’agissait de renforcer les groupes, on s’adresse aujourd’hui davantage à des « individus individualisés » (Martuccelli, 2010), signe de la force des processus d’individualisation au Brésil, soutenus par les supports économiques et sociaux de la croissance et des politiques sociales.

En ce qui concerne les formes de la participation, si Internet renouvelle le genre avec le vote électronique à distance, le cas brésilien n’en relève pas moins des grandes pratiques d’assemblée : avec une tribune, des écrans, des chaises qui s’étalent, parfois dans des écoles, dans des salles des fêtes, ou en pleine rue, etc. avec un enregistrement des participants par le service informatique à l’entrée. On peut atteindre plusieurs centaines de participants, rarement plus de 1000. Il faut remarquer le très fort degré de procéduralisation et de routinisation du processus. Après une présentation du bilan par le Secrétaire au budget participatif, la parole est donnée aux intervenants qui se sont inscrits préalablement (une petite dizaine qui parlent une grosse minute). Pour autant, le débat ne s’instaure pas réellement avec la salle ou entre participants ; chacun y va de son discours préparé (appuyer le maire en place, présenter le projet pour lequel on souhaite voter ou dénoncer une situation inacceptable en termes d’infrastructures).

Comme à Athènes, l’attention est parfois oblique. Venus en groupe, les individus en profitent pour discuter avec des connaissances. L’ambiance est souvent bon enfant : sifflets ou applaudissements sont légion, notamment pour les orateurs qu’on reconnaît. À la tribune, si on voit parfois des individus qui bafouillent ou semblent émus, ce sont fréquemment de vieux routiers des associations d’habitants qui s’expriment avec un vocabulaire souvent redondant (la lutte, le peuple, les droits, etc.). On est assez frappé par la pauvreté des débats : cela tourne parfois à la caricature lorsque le Secrétaire au budget participatif, à la manière d’un maître d’école, insiste sur le fait qu’on va se dépêcher pour pouvoir regarder la novela de 9 heures du soir.

Les effets de la participation appellent une analyse nuancée. Soulignons d’une part que, dans le budget participatif, les œuvres votées sont la plupart du temps réalisées, preuve que le peuple est à l’origine directe de décisions pouvant modifier le quotidien. D’autre part, le fait que la mairie rende des comptes sur ce qui a été fait d’une année sur l’autre renforce la dimension d’accountability. Enfin, de façon indéniable, sont convoyées une éducation à la citoyenneté et des formes de capacitation : ainsi des formations sont offertes aux délégués sur diverses thématiques.

Pour autant, la forte présence de la municipalité dans le processus est aussi interprétable en forme de néo-cliéntélisme et le budget participatif apparaît alors comme une arme particulièrement redoutable en faveur du maire sortant. Enfin, il me semble que ces assemblées, qui s’adressent aux classes populaires comme bien d’autres programmes d’ailleurs, tendent à consolider une représentation d’une société à deux vitesses, avec d’un côté, la ville des riches, la ville formelle, où les grands projets des entrepreneurs dominants ont les coudées franches et de l’autre, une ville populaire où, pour prendre des décisions, des procédures démocratiques sont exigées.

Pour conclure, le cas brésilien est intéressant de par son degré de procéduralisation (qui apparaît dès la Constitution de 1988 – beaucoup de dispositions prévues ont attendu 10 ou 20 ans pour être mises en œuvre) et de par l’implication de l’exécutif (le budget participatif dépend largement du volontarisme municipal pour fonctionner, même s’il est très coûteux politiquement de mettre fin cette procédure). Le bilan est assez paradoxal. La démocratie représentative servirait principalement les plus aisés, et la démocratie participative serait le canal des plus pauvres, dans l’idée d’éduquer le peuple (le fort encadrement servant à éviter qu’il ne prenne de mauvaises décisions). Ce système de doubles assemblées m’évoque le cas romain étudié dans le numéro par Dominique Hiebel : on constate pour la plupart des décisions une dimension oligarchique du pouvoir municipal.

Bibliographie

Arendt H., 2001, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Seuil.

Cary P., 2005, « Qui participe à quoi ? Le budget participatif à Recife », La revue du Mauss semestrielle, 26 (2), p. 211-230.

Castoriadis C., 1975, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil.

Clastres P., 1974, La société contre l’état, Paris, Les Éditions de minuit.

Gret M., Sintomer Y., 2002, Porto Alegre. L’espoir d’une autre démocratie, Paris, La Découverte.

Lefort C., 1986, Essais sur le politique. XIXè – XXè siècle, Paris, Seuil.

Marquetti A., 2002, « Participação e redistribuição : o Orçamento Participativo em Porto Alegre » in Avritzer L., Navarro Z., A inovação democrática no Brasil, São Paulo, Cortez, p. 129-156.

Martuccelli, D., 2010, La société singulariste, Paris, Armand Colin.

 


[1] Autre variante : dans certains tribus amazoniennes, le chef répète devant chacun des membres du groupe ce que tout le monde sait déjà, l’une des ses fonctions principales étant de parler (Clastres, 1974).

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